Guère timoré

 L e quotidien Le Monde est coutumier d'une chose que la morale journalistique et sa déontologie propre réprouvent, annoncer en gros titre des choses assez éloignées de la réalité, qu'on hésite à qualifier de fausses par crainte des procès plus qu'autre chose…

Suit ici un vieux texte, écrit à l'époque de la parution du numéro critiqué; ce n'est pas le texte de l'époque mais une version retravaillée: je précise que je n'en change pas les termes (une version “améliorée” à l'éclairage de faits connus depuis), simplement, le texte original fait partie d'une chose plus longue, et je me contente d'élaguer les éléments participant du texte plus large.


Le Monde du mardi 7 septembre 1999. En gros titre à la une: «Terreur indonésienne au Timor-Oriental». Résumé en tête:

«♦ L'armée et les milices de Djakarta s'opposent par la violence au verdict des urnes.
♦ Après le vote de près de 80% des habitants pour l'indépendance, elles font régner la terreur.
♦ L'ONU est impuissante.
♦ La question d'une intervention armée internationale est posée.»

J'ai pris Le Monde comme ça, mais pour ce jour, la veille ou le lendemain, vous pouvez recenser tous les journaux occidentaux (soit Europe occidentale, Amérique du Nord et Australie), vous aurez en gros le même discours. Mais, si vous recensez les journaux plus locaux, de Chine, Malaisie, Philippines, et bien sûr Indonésie, l'analyse est à coup sûr très différente. Avant de critiquer Le Monde, je pense nécessaire de donner le cadre de la situation dans cette histoire du Timor.

Pour ce qui me concerne, je n'ai pas du tout la même analyse que mon quotidien favori: ceux qui sont "dans leurs droits" sont les "terroristes" indonésiens. Et, il s'agit d'une guerre religieuse et politique, pour l'essentiel. Mesurons les choses: ce n'est pas parce qu'un pays peut "à bon droit" revendiquer un territoire, que sont gouvernement peut à ce titre commettre des exactions.


Il y a quelques siècles, cinq peuples se partagèrent la planète: Espagnols, Portugais, Français, Britanniques et, last but not least, Néerlandais. Chacun avait sa méthode. Par exemple, les Ibères étaient très prosélytes et dans leurs colonies firent de la conversion forcée pour le culte catholique romain. Néerlandais et Anglais, sauf dans leurs colonies de peuplement (Amériques, Afrique du Sud), étaient plus libéraux en matière de religion; les motivaient surtout le commerce et l'exploitation des richesses locales. Timor est une ancienne colonie portugaise. L'indonésie, s'appelait les "Indes néerlandaises". Le Timor est "catholique", avec des guillemets; l'Insulinde est, sans guillemets, musulmane à 90%. Dois-je préciser que les deux religions sont quelque peu incompatibles, voire antagonistes ? Du moins, je le précise.

Avez-vous déjà admiré une carte de la région ? Le découpage de la zone est un peu spécial. Il y a deux archipels imbriqués, l'un depuis la presqu'île malaise, en arc de cercle jusqu'en Papouasie, l'autre, de l'île de Bornéo au Japon, en passant par les Philippines et Taïwan. Un découpage spécial… Par exemple, Bornéo est divisée en trois parties, deux importantes, "malaise" et "indonésienne", et vers le nord de l'île, le tout petit Bruneï "indépendant". Qui semble-t-il doit son "indépendance" plus du fait des compagnies pétrolières que par je ne sais quelle cause "légitime" ou "historique". Ensuite, difficile de départager les "malais continentaux", les "indonésiens de Sumatra" et les habitants de Bornéo. Puis, la dernière grande île de l'archipel indonésien est proprement coupée en deux, à l'est la partie "anglaise", Papouasie-Nouvelle-Guinée, à l'ouest la partie "indonésienne", en fait l'ancien dominion néerlandais. Coupée en deux d'un trait. Typiquement "post-colonial". Là-dedans, le Timor figure comme une île assez moyenne, même un peu petite. Et en outre, elle est déjà à moitié indonésienne — le "Timor occidental"…

L'analyse politique que je fais de la situation actuelle est pour moi évidente: en éclairant le présent du Timor au passé des occupations européennes, je vois qu'en 1975, le Timor était encore colonie portugaise. Je vois aussi qu'avant les colonisations espagnole, portugaise et néerlandaise, les populations étaient tout autrement régies. Je vois enfin que, comme d'habitude, les occidentaux prennent prétexte du soutien au faible, pour, quoi ? "Terroriser les terroristes" ? Un Kosovo par an, ça n'est plus assez ou quoi ?

Dans le cas de l'Indonésie, si le gouvernement actuel est notoirement dictatorial, corrompu et violent, à quoi est-ce dû ? Est-ce moi ou les divers gouvernements des USA, de France et autres, qui pendant des années ont soutenu ce régime ? Qui lui a donné (plus que vendu) armes, véhicules, logistique, pour mieux contrôler le pays ? Je le jure, ce n'est pas moi. Vous voulez mon avis ? aussi longtemps que les pays occidentaux soutiendront le gouvernement du bon docteur Habibie, il leur sera difficile de contester son action au Timor. Tout simplement, parce qu'il fut cédé à l'Indonésie, et cela très légalement, par l'ancien colon. Et qu'à l'époque, il n'était en rien question de quelque "auto-détermination" que ce soit. Certes, comme le dit Le Monde, "cette ancienne colonie portugaise annexée de force par l'Indonésie", mais comme il ne le rappelle pas, avec l'accord au début passif puis actif de l'ancien colon. C'est assez longtemps après 1975 que le Portugal "s'est ému de la situation", dira-t-on.

Le précédent président indonésien, Suharto, a régné par la terreur pendant plus de 30 ans. L'actuel, Jusuf Habibie, était, avant la démission de son prédécesseur, son "dauphin officiel". Qui sera surpris que l'élève suive le maître ? Et bien, sera surpris mon quotidien favori:

"La crédibilité du président Jusuf Habibie, qui avait amorcé un processus de démocratisation, dépend de sa capacité à rétablir l'ordre au Timor mais les événements font craindre une remilitarisation du régime".

J'adore le terme "processus de". Par exemple, il paraît qu'en ce moment, du côté de la Palestine, il y a un "processus de paix". Je ne sais pas exactement ce que signifie en jargon journalistique et technocratique ce mot mais ça semble quelque chose comme "dégradation": chaque fois que je vois le mot processus dans un article, sauf pour les "processus de guerre", ça semble indiquer "en voie de délitement" ou d'aggravation. Par exemple, il paraît que le Zaïre est dans un double "processus": démocratisation bien sûr, et stabilisation. Il paraît que la Tunisie aussi est, autre terme, "en voie de" — se "démocratiser" et d'améliorer sa santé financière. Donc, M. Habibie, pour sa "crédibilité", "démocratise"…

Le mot démocratie semble avoir deux sens, selon la région où il s'applique: en Europe, ça désigne un type de gouvernement librement choisi par le peuple (demos); en Asie et en Afrique, c'est un peu le contraire: une "démocratie", c'est une dictature de droite où de temps à autre on organise des élections confirmatoires (du genre: 99,99% de voix aux élus sortants, et 0,01% de "blancs ou nuls") et un "régime autoritaire", un gouvernement socialiste ou communiste, ou un vieux dictateur qui a fait son temps…

Une analyse consistante de la réalité, c'est: après les gros titres et l'article de une qui les confirme, on jette un oeil dans en pages intérieurs. Et là, les choses sont moins évidentes. Les "milices de Djakarta", deviennent "des miliciens pro-indonésiens". Tiens, ils ne viennent pas de Djakarta ? Plus loin, on lit:

"Dans l'impunité totale, des miliciens, dont beaucoup sont venus d'autres bourgs du territoire, ont terrorisé les habitants de la capitale et commencé à s'adonner au pillage"

Au début de l'article on apprend que:

"La population du Timor-Oriental serait désormais menacée d'expulsion: «Une opération de déplacement forcé des populations est en cours. Les forces armées indonésiennes et les milices les transportent par camions vers le Timor-Occidental», a déclaré à l'agence Reuters, lundi 6 septembre, le porte-parole des Nations-Unies à Dili"

Mais plus loin, ça change:

"Des milliers de gens se sont réfugiés sur les collines, rejoignant d'autres milliers qui y campaient depuis plusieurs jours. D'autres ont tenté de prendre la route du Timor-Occidental, la moitié indonésienne de l'île, où dix mille réfugiés étaient déjà arrivés dimanche et où des dispositions ont été prises pour accueillir 100.000 personnes"

On en perd son latin, non ? Je ne comprends plus, les méchants dans l'histoire, ce sont bien les "indonésiens" ? Alors, pourquoi se donner la peine de se préparer "pour accueillir 100.000 personnes" ? Bien sûr, je ne suis pas naïf au point de croire en la bonne amitié des militaires indonésiens pour les "réfugiés". Je me pose surtout des questions sur la bonne foi des journalistes, en revanche. Vous savez d'où celui cité écrit ? De… Djakarta, bien sûr. Le "nouveau journalisme", sauce Le Monde, ou: comment s'offrir des vacances payées en faisant des compilations de brèves d'agences de presse.